vendredi 31 juillet 2015

Yawar Fiesta (La fête du sang)


La place du quartier de Pichk'achuri est plus grande que la Place d'Armes de Lima. Pour la corrida du 28 juillet, les indiens en bloquent les issues avec des barrières d'eucalyptus. Les notables suivent la course installés aux balcons des bâtisses environnantes ou dans les loges construites à cet effet par ces mêmes indiens, indigènes « démunis et attardés » qui, eux, sont tassés sur les toits, agrippés aux murs, ou encore, sur le ruedo ou ce qui se veut tel. 

Chaque 28 juillet, à Puquio, au Pérou, il y a course avec 10 ou 12 taureaux et, pour les toréer, des dizaines d’indiens hargneux et orgueilleux qui viennent revendiquer la suprématie de leur communauté. 

Il n'y a pas de burladeros. Ce qui en tient lieu, c'est un trou creusé au milieu de la place. Les hommes s'y jettent les uns sur les autres lorsqu'ils sont en trop grand danger. Le taureau les attend au bord et attrape ceux qui ne courent pas assez vite. Les indiens ne toréent pas : ils s'attaquent au taureau avec la hardiesse de ceux qui ont forcément trop bu. 

Chaque 28 juillet, à Puquio, au Pérou, il y a des morts et tout le monde, les notables, les métisses blancs, les métisses noirs, les femmes, les sorciers, les enfants, l’esprit divin des sommets des Andes et les curés, tout le monde dis-je, est ravi de ces jeux sanglants.

Mais cette année, le gouvernement a interdit l'organisation de corrida sans la présence d'un torero professionnel. C'est la fin d'une coutume, la fin d'une tuerie ritualisée, le début d'une régence. On applaudit hypocritement la décision et on accueille Ibarito II, un torero venu de Lima, ancien banderillero, ancien espagnol. Ceci dit, lbarito n'aime pas toréer dans les villages de la sierra : les taureaux qui y sont présentés ont déjà terrassés plusieurs hommes ; sinon, c'est qu'ils ont été dynamités. 

Chaque 28 juillet, à Puquio, au Pérou, il y a course avec 10 ou 12 taureaux, je l’ai déjà dit, mais cette année, c’est un peu différent : non seulement il y aura un torero professionnel mais en plus, parmi les taureaux de la fête, il y aura le Misitu.

Le Misitu vit dans la montagne. On dit qu'il n'a ni père ni mère, qu’il est né d'un lac. Lors d'un orage, les éclairs ont frappé l'eau qui s'est mise à bouillonner – il parait même que de petites iles ont disparu pendant la tourmente - et le Misitu a surgi d'un tourbillon de pluie, il a nagé jusqu'à la rive et, depuis, il règne en maître sur tout un territoire où ne cessent de bruire des légendes le concernant. Il se dit que le Misitu encorne son ombre, qu'il défie le soleil le jour et s'attaque à la lune, la nuit. C'est un demi-dieu. Il est infatigable, d'une sauvagerie et d'une force incommensurables. Quand il court, « on dirait une église ».

Cette année, au Pérou, tous les indiens de la région déboulent à Puquio pour voir combattre le Misitu. Ils ne savent pas que seul le torero de Lima a officiellement le droit de toréer. L’attente est à son comble, l’émotion intense, et l’enjeu serait considérable s’il n’était si ridicule.

Voilà. C’est cette histoire que raconte en 1941 José María Arguedas dans son Yawar Fiesta (La fête du sang), édité en français chez Métailié en 2001. Mais n’allez pas croire qu’il s’agit d’un roman taurin : le bref affrontement final ne couvre pas 10 pages. La tauromachie ou ce qui en tient lieu n’est ici qu’un prétexte. Yawar Fiesta est avant tout l’occasion de découvrir un pays par le prisme de ses luttes : celle de la tradition contre la modernité, celle des peuplades exploitées contre les conquérants arrogants, celle de la superstition contre la raison, celle de la gratuité contre celle du pognon.
C’est très étonnant. C'est vraiment bien.

Zanzibar

lundi 27 juillet 2015

Orthez en baisse

Orthez - Novillada de Valdellan pour Tomas Angulo et Louis Husson

 

Onze heures dix

Pour ce paseo encore, les gens exacts ont attendus dix minutes  ceux qui trainent. Mieux, on organise leur retard.

Quatre novillos pour Tomas Angulo et Louis Husson. Le triomphateur de la matinée est sans doute le public qui reste familial, charmant et lucide malgré les lanternes qu'on voudrait lui faire avaler.
Quatre novillos rencontrant dix fois les chevaux sans réel poder, sans grande bravoure, sans mansedumbre. Pas des couleuvres non plus, ni des vessies, mais des "novillos bravitos", mobiles sans grand défaut ni grande qualité. Du bétail possible que bien des apprentis rêveraient d' affronter sur les bords du Tietar ou du Guadiana.

Tomas Angulo, ce matin-là, hésitait entre la démotivation et la méforme. Il nous a paru dépassé et fatigué. Plusieurs fois désarmé, se cachant dans le cou, mou et piétiné. Bronzé comme un rameur d'Oxford, il n'avait rien d'un affamé et il rama. Tel un galérien à demi noyé devant Buenas Tardes qui avait du piquant et un bon fond brave... au fond. Angulo a d'abord cherché à séduire.
Son second, Molinillo, avait le défaut de retenir sa charge une fois embarqué dans la muleta. Mais en tant que "novillo bravito" revendiqué, il a permis quelques moments furtifs de qualité.
Des passes, des attitudes, des bons moments, 2/3 de lame au premier et 3/4 au second, silence affectueux, silence sympathique.

Louis Husson, venu en voisin courtois et affable, possède l'art de la conversation. Lui aussi a tendance à mettre le joli avant le nécessaire. Il voulut prendre la mesure de son premier en restant sur la périphérie au cours de deux séries. Intéressant sur une séquence gauchère, il profita de la relative noblesse de ce vilain novillo. Une lame caida. Silence.
On remit le couvert au dernier : des attitudes, du pico, un trasteo léger, varié, agréable et final en "caguade" avec une muleta au sol, une fuite, un pinchazo, une contraria.

Entre alors en scène Yannick Boutet, casaque rouge et poil blanc, arrastrero ce jour ou alguazil demain, spécialiste du temps qui passe. On attend donc les mules qui se font désirer, le palco s'impatiente, gesticule, la cuadrilla glande, Husson espère l'oreille, nous subissons dignement la farce, les premières mouches se présentent. L'oreille ne tombe décidément pas. Les fouets claquent, les mules craquent et emportent enfin Montañes.

Manolo de los Reyes (Emmanuel des Rois) a  raflé un prix de la Peña Sol pour son aguante et sa planta aux banderilles, on aurait pu associer son compagnon de turno qui était à la hauteur.
Idem pour le premier piquero de la matinée qui méritait largement une récompense qu'il n'obtint pas alors qu'il s'obligeait à citer sur l'épaule et à effacer la monture lors de trois rencontres pleine d'honnêteté.
Le public répond encore présent cette année pour une présentation du bétail nettement à la baisse sur l'ensemble de la journée. On finirait par s'inquiéter. Voilà pour le Klein d'œil.

El Ubano

Le retour de la vengeance de Cubano 2

Orthez - Corrida de Valdellan pour Alberto Lamelas, Thomas Dufau et Cesar Valencia (et Thomas Marty)


On le sait, en tauromachie plus encore qu’au cinéma, l'art de la suite est chose difficile. Pourtant, nous étions très nombreux à être accourus pour voir la "suite" du lot vicois qui a réussi la prouesse de garnir à 4/5 les arènes du Pesqué alors qu’il y avait course un peu partout ce dimanche. 

To make a long story short : aucun toro n’a été applaudi à sa sortie et un seul l’a été à l’arrastre, le troisième. Il faut dire que la pénurie de corne n’était compensée ni par l'abondance de kilos ni par la somptuosité des trapios. Le 3ème et le 5ème de la course m’ont toutefois paru un peu mieux faits.
La veille, au corral, on aurait été tenté de sourire face au saisissant « effet Dalton » que les toros produisaient côte à côte… si seulement Joe, William et Jack n’avaient pas été les modèles les plus représentés !

Côté comportement, usons d’un euphémisme et disons que la dimension combative du lot n’a pas sauté aux yeux, à l’exception du 3ème qui a été à l’origine du meilleur l’après-midi.

Au paseo, Thomas Dufau était entouré des deux affamés de tragique que sont Alberto Lamelas et Cesar Valencia… et de Thomas Marty, auteur d’un écart qui lui a justement valu le Prix du Courage.

Le premier toro est faible, compliqué, freine dans ses charges. Lamelas puise dans sa copieuse volonté ce qu’il n’a pas dans son maigre baluchon technique. Travail fini au toril. Salut après une entière par la bande. Le quatrième, bien plus boiteux que Keyser Sözé, n’est pas changé. Pas grand-chose à faire devant cet invalide arrêté. Silence.

Le lot de Dufau est composé de deux toros insignifiants et insignifiés, oscillant entre servitude fadasse et soumission sournoise. Le 2 permet au français de faire « de la tauromachie pour Canal + ». Silence après un avis. Au 5, j’avoue, j’ai craqué et j’ai passé les 15 minutes qu’a duré la faena à envoyer des sms aux copains. Ceux qui, dans le public, ont fait preuve de plus de respect que moi pour ce qui se jouait dans le ruedo ont fini par s’exaspérer de plus en plus bruyamment. Pitos après une mort compliquée et 2 avis bien tassés.

Le 3 déborde Valencia à la réception. Ce toro, brave au cheval et remarquablement piqué par Alberto Sandoval (dont ma voisine a convenu, jumelles à l’appui, qu’il gagnerait à être mieux connu), est l’objet d’une décision embrouillée du palco qui finit par accorder une 3ème puyaal regaton. Deuxième tiers assuré par le vénézuelien qui a le bon goût de nous épargner la sempiternelle pose au violon. A la muleta, Carmelita ne se remet pas d’une vuelta de campana et va a menos face à un torero qui a vraiment envie mais reste trop prudent pour construire quelque chose de solide. Oreille après une entière tombée. Le dernier toro n’est pas très gaillard et manque de piquant. Valencia est décidé mais on ne retrouve pas chez lui la quête viscérale, presque sanglante, de pureté qu’on lui a vue à Céret. 
Sur le chemin de la gare, j’entends les applaudissements qui accompagnent la vuelta du jeune homme. C'est la fin de la journée Valdellan, et le début du temps de l'aventure...

Prix au meilleur picador : Alberto Sandoval
Prix du courage : Thomas Marty pour son écart
Prix du geste taurin : Cesar Valencia
Tout ça n'est que justice.
Corrida vue du dernier rang, au soleil.

Zanzibar

vendredi 24 juillet 2015

...On détruit aujourd'hui l'intérêt et la noblesse même de la corrida

Ce sont les images des toros de Garcigrande & Domingo Hernandez toréés à Pampelune la semaine passée par le funeste Juli qui me les ont rappelés... ces "toros de pitié"... ceux dont parlait Joseph Peyré, dans le Figaro Littéraire, en 1950.

Le texte est un peu long mais ne saurait de quelque manière être tronqué puisque, à l'instar des cornes des toros, c'est intégral et intact qu'il trouve sa splendeur, sa grandeur et sa puissance

Il est publié en deux parties. En voici la deuxième.

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Page 5 du Figaro Littéraire du 29 avril 1950

 

Que l’on m’entende bien. Je ne veux pas dire que je regrette de ne plus voir les chevaux bossuer l’arène de leurs carcasses, à peine cachées par la bâche. Je donne simplement un terme de comparaison, un repère, afin de mieux marquer où en arrive aujourd’hui l’amoindrissement systématique du fauve. Entre le pitoyable animal que le matador actuel doit parfois veiller à ne pas laisser choir dès la première pique et la masse d’aurochs d’un « Lobito », que l’on mesure la déchéance. Que l’on imagine l’assaut de pareille masse et la puissance de son choc à travers la hampe de la pique ou même dans les plis du leurre. Pour se représenter le drame que constituait l’obligation faite à l’homme d’affronter pareille puissance, de la réduire, et de l’immobiliser pour la mort, il faut avoir vu l’un des survivants de l’espèce dévaster l’arène épouvantée, et y faire le vide. On comprend qu’on en soit venu au « demi-taureau » qui, lui, ne crée pas la panique, n’enfonce pas les planches, n’abat pas 12 cavaliers, et se prête au jeu souhaité, surtout s’il a assez de caste pour apporter à ses attaques la constance et le moelleux indispensables. Car le matador vedette doit briller, fournir au public, chaque soir, le spectacle annoncé par son nom, celui qu’ils exigent de lui, et pour lequel ils ont payé. A son tour d’exiger de l’éleveur le type de taureau réduit qui le servira, et qu’il importe de sauver à temps de la pique pour jouer avec son corps léger, et sa noblesse s’il en a. Le mal est dans l’amenuisement excessif de ce type. Je sais, certes, que poids et puissance ne garantissent pas la beauté du spectacle tel que nous le goûtons et voulons le voir aujourd’hui, et que la question du taureau poids-lourd n’est pas simple. Mais il y a une mesure, et c’est à l’équilibre des forces que je pense, à la justification du combat. Car un taureau aussi amoindri fausse la balance du duel. Pour la vertu du jeu lui-même, il faut craindre par-dessus tout le spectacle de cette bête sans morrillo – la bosse musculeuse du cou, organe du pouvoir et de la colère – sans épaules et sans reins, et qui soulève la pitié.

A plus forte raison si, par-dessus le marché, on s’attache à la désarmer. On ne se contente pas en effet de réduire la puissance de choc du taureau à celle d’un poids plume, dont le coup de corne doit avoir à peine la force d’un coup de couteau. On va jusqu’à la réduction de la corne elle-même, sans préjudice de pratique encore plus avilissante pour la bête, et dont je ne veux pas faire ici état. On rogne donc l’armure en sciant les cornes trop dangereuses, et en les réaiguisant à la lime. Or pareil procédé ne diminue pas seulement le fauve, il le désarme. Le taureau, en effet, au cours de sa vie brève dans la marisma ou dans la sierra, a eu mainte occasion d’essayer ses cornes, ne fut-ce que pour les affuter contre une écorce d’arbre. Il en connait l’exacte portée. Réduire cette portée au moment même où on l’engage dans le duel, c’est lui enlever le contrôle de sa seule arme, le trahir. Je ne parle pas de l’ignominie du  « caisson d’opérations » qui permet mutilation pareille. Comment tolérer l’imagination de la bête fière et sauvage à ce point humiliée, de son front ligoté, et que des doigts de basses œuvres travaillent à la scie, à la lime, tout comme une matière vile ? On m’assure, il est vrai, qu’on peut s’y prendre à l’avance, qu’en écornant un taurillon dès son jeune âge, on obtient une armure réduite, et inoffensive à souhait. On évite ainsi le caisson, et les hâtes de dernière heure. Je sais les miracles de l’élevage, et ce que peuvent faire des ganaderos d’industrie, que n’obligent pas un passé, l’honneur d’une devise. Pourquoi n’iraient-ils pas jusqu’au bout, ne produiraient-ils pas des taureaux au front nu, qui passeraient et repasseraient à plaisir dans le leurre, et contre lesquels les vedettes, délivrées du souci de la corne, pourraient en toute tranquillité se serrer au cours de leur faena de muleta ? Ce serait le seul moyen d’éviter la surprise toujours à craindre, et de récolter les trophées, dont ne peuvent plus se passer les télégrammes publicitaires. Un autre excès, cette coutume des trophées. Ne suffisait-il pas d’une oreille ? Bientôt, pour peu que cela continue, l’attelage de mules n’emportera plus qu’un moignon et la gloire de l’homme sera complète.

Il s’agit cependant d’un drame hors série, le seul que couronne la mort. Il s’agit du seul art qui appelle la mort. Car l’homme, non seulement défie la mort, mais la provoque. Encore faut-il que la provocation, que l’appel, soit sincère. Si l’acteur se fait volontairement serrer, étreindre par la bête dans un enchainement de plus en plus étroit de passes au drap rouge, il faut tout d’abord que ce ne soit pas avec un jouet qu’il joue. Il faut, en second lieu, que les armes n’aient pas été truquées aux dépens de la bête, que le jeu ne soit pas déloyal. Sans quoi domination, courage et quiétude de la plastique ne sont qu’illusion, faux-semblant. Telle est la condition de la vérité et de la légitimité de la corrida. Et ce n’est qu’à ce prix qu’on peut défendre celle-ci. Il est déjà difficile de persuader les profanes qu’un combat au terme duquel l’animal succombe toujours est pourtant un combat à armes égales. La pitié de certains aspects du spectacle les révolte et les pousse jusqu’à souhaiter le châtiment de l’homme. Or la pitié, que l’on y prenne garde, augmente avec l’amoindrissement de la bête. Et qu’on n’allègue pas le maintien du sang. Si une sélection habile arrivait à produire une espèce chétive mais noble, taurillons qu’on verrait foncer aussi droit, aussi innocemment, aussi longtemps qu’il le faudrait pour permettre à l’artiste de parfaire ses arabesques, ajouter de nouveaux chefs-d’œuvre à la statuaire de l’arène, puis mourir sans ouvrir la bouche, la pitié serait encore pire. 

Au cours de ma vie madrilène, j’ai appris, en même temps que le drame de l’homme, le drame de la bête, et je compte en parler bientôt. Des gradins ou du couloir de la Vieille Plaza, j’ai pu les observer à loisir l’un et l’autre. Je sens qu’il me serait à moi-même impossible aujourd’hui de supporter la vue par-dessus les planches, à deux pas, d’un taurillon vaillant, mais dont les jambes cèderaient, ou dont un homme renversé pourrait arrêter les cornes de ses mains, évitant ainsi la mort de Granero. Car cet infirme n’aurait plus que le nom du grand fauve qui n’attendait pas de pitié, dont le sang versé n’arrivait pas à épuiser les forces vierges. Et je demanderais moi-même qu’on le rende à la paix de la marisma, aux oiseaux qui sont ses compagnons, aux eaux du fleuve d’où il est né.

Joseph Peyré – Défense de la corrida – Texte publié dans le Figaro Littéraire du samedi 29 avril 1950

mardi 21 juillet 2015

En amoindrissant la valeur des taureaux de combat...

Ce sont les images des toros de Garcigrande & Domingo Hernandez toréés à Pampelune la semaine passée par le funeste Juli qui me les ont rappelés... ces "toros de pitié"... ceux dont parlait Joseph Peyré, dans le Figaro Littéraire, en 1950.

Le texte est un peu long mais ne saurait de quelque manière être tronqué puisque, à l'instar des cornes des toros, c'est intégral et intact qu'il trouve sa splendeur, sa grandeur, et sa puissance

Il est publié en deux parties. En voici la première.

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Une du Figaro Littéraire du 29 avril 1950

 

Si j’ai décidé, voici bientôt 18 ans, d’aller vivre en Espagne, et plus particulièrement à Madrid, c’est pour des raisons d’écrivain. Je me proposais en effet de pénétrer les secrets de cette ville que je pressentais, qui se cache au cœur de Madrid, et que j’ai appelé la Ville Taurine. Je voulais en approcher, en connaître les âmes, plus jalouses encore que d’autres. Qu’il s’agit d’une vedette ou d’un picador famélique, je voulais découvrir en lui le drame de l’homme, que masquait jusque-là l’orgueil. Ce drame je l’ai suivi de l’hiver à l’été, au cours des saisons successives, dans la moindre de ces journées, et révélé à mes lecteurs. Devenu aujourd’hui classique, il a nourri nombre de films. Mais ma curiosité ne s’adressait qu’à l’homme, à son épreuve. Elle n’entrainait pas de ma part une prise de position dans le débat technique, encore moins dans les querelles qui divisent si passionnément l’aficion. A plus forte raison m’en tiendrai-je aujourd’hui à cette réserve sur les points de doctrine, et sur les polémiques en cours. Car je ne pourrais plus juger de tel ou tel cas personnel, te tel homme. En effet, je ne suis jamais retournée en Espagne, et moins que jamais je peux me contenter du contact de l’acteur de passage. Après avoir vécu au milieu des gens de l’arène, matadors, peones ou picadors, en familier de leurs maisons ou de leurs cercles des cafés taurins, des tavernes, il m’est difficile maintenant de m’intéresser à des visages inconnus, à des corps dont je ne sais pas les secrets et les cicatrices. Là aussi le temps a passé, empotant choses et hommes. Mais lorsque je retournerai à Madrid, je n’y retrouverai que des traces de noms. Mais pareil éloignement, d’un autre côté, me libère. Séparé comme je le suis de tout ce qui fut ma ville et mon univers quotidien, délié des partis pris de l’amitié, je n’en suis que plus à mon aise pour dire aujourd’hui mon sentiment sur une question qui dépasse la querelle ancienne et la dispute des chapelles : à savoir le danger que l’amoindrissement excessif du taureau de combat fait courir désormais, non seulement à l’intérêt, mais à la cause même de la corrida.

J’ai sous les yeux, parmi bien d’autres, la récente photographie d’une vedette illustre en train de tourner le dos au taureau, pour prendre le public à témoin de sa domination – les vedettes ont maintenant cette manie de regarder même au cours d’une passe, la foules des gradins au lieu de la corne, et donnent l’impression que c’est le public qu’elles toréent. Mais le matador de la photographie n’a guère, on le sent, de mérite à négliger son adversaire époumoné, et à lui tourner le dos comme il le fait. En effet, le menu taureau enfantin qui halète derrière lui, mufle au sol et la bouche ouverte, parait chercher un air qui manque à sa poitrine étroite plutôt que ruminer quelque coup de Jarnac. D’ailleurs la légende elle-même précise que le taurillon était faible de jambes, et que le matador, « assez valeureux pour avoir réclamé le passage aux banderilles après une seule pique », a eu beaucoup de mal à l’empêcher de s’affaler dès le début de la faena de muleta. Etrange soin que ce souci du matador de maintenir le taureau sur ses pattes. On comprend qu’il ait écourté l’acte de piques, et fait passer aux banderilles, pour avoir encore quelque chose devant lui à l’heure de la muleta. La foule, elle non plus, n’entend pas être frustrée, et il arrive à certains spectateurs, anxieux d’admirer la faena attendue, de crier à l’adresse du matador : « Fais attention, il va tomber ! », cri lui aussi assez nouveau.

On en était là à la fin de la saison dernière. C’est pourquoi les gens réagissent et réclament des taureaux capables de tenir debout tout le temps nécessaire et, de donner du mal aux vedettes à gros cachet. L’exigence est on ne peut plus juste mais elle ne se fonde pas uniquement sur le spectacle qu’on peut attendre d’un acteur grassement payé. Il y va de bien plus, et non seulement de la vertu de la corrida, mais de sa justification. C’est ici ce qui me préoccupe. Le drame de l’arène postule en effet l’intégrité du fauve, et la plénitude de son pouvoir. Or, l’amoindrissement du taureau, et donc son affaiblissement, qu’il joue sur l’âge ou sur le poids, n’a pas cessé de se poursuivre, et à un rythme accéléré. Voici trente ans que l’âge exigé du taureau de combat a été ramené de cinq à quatre ans. Quant au poids, les ordonnances l’ont réduit à plusieurs reprises – entérinant d’ailleurs un état de chose préexistant – et sous le premier prétexte venu, fut-ce celui de la dernière sécheresse. Je n’entre pas ici dans des chiffres qui n’ont de sens que pour les initiés, mais c’est ainsi qu’on aboutit au type de taureaux dont je parlais plus haut. Ou encore, à celui que le matador torée de cape à la Corrida de la Presse de l’an dernier, à Madrid, dans une autre feuille illustrée, et qui a tout l’air d’une vachette. Le chroniqueur de la journée croyait d’ailleurs devoir signaler comme rares la corpulence et la puissance du sixième taureau qui pourtant autrefois eut à peine atteint la limite. Il soulignait que celui-ci « assaillit avec force les picadors et provoquait des chutes ». Où est le temps d’un « Lobito » capable d’attaquer 21 fois de suite, d’abattre 13 fois picador et monture, et de laisser au sable 9 chevaux ?

Joseph Peyré – Défense de la corrida – Texte publié dans le Figaro Littéraire du samedi 29 avril 1950

samedi 18 juillet 2015

Perspectives

Pandore et sa boîte

 

John William Waterhouse - 1896

Marc Lavie est en passe de franchir les mille parutions de sa "Semana Grande", ce qui est considérable. L'édito de la 950ème  n'a pas manqué d'attirer notre attention gourmande.
Édito où il est dit que depuis 90 ans la corrida n'a pas évolué dans son rituel contrairement à la société. Les rapports homme/animal ayant considérablement changé dans le même temps. 

Marc Lavie ouvre trois paragraphes, les piques, les banderilles, le descabello :
- Le tercio de pique mobilise beaucoup de monde pour pas grand-chose, les chevaux sont dressés et tout le monde "fait semblant" en attendant les rares moments d'authenticité (batacazos, grands puyazos...). Et l’éditorialiste suggère de remplacer le "piquero" par un "rejoneador" bien mieux considéré par le public de nos jours.
- Le tercio de banderilles : "à quoi servent-elles ?" ne pourraient-elles pas être équipées de scratchs afin d'éviter les épanchements de sang et réservées aux virtuoses de la discipline ? 
- Le "descabello" : qualifié de "reliquat des anciens abattoirs"... il n'est plus admissible à la télévision.

Voilà pour l'essentiel. Marc Lavie a le mérite d'ouvrir un débat, voire une boîte de Pandore. De l'estocade il se contente de signaler qu'un débat sera inévitable dans l'avenir, sans se mouiller davantage et  la "puntilla" a déjà disparu de l'arsenal.

Ce discours, déjà susurré et entendu par ailleurs rejoint celui de Simon Casas et on peut penser que bien des professionnels  sont prêts à franchir le pas, souvenons-nous de "Las Vegas". Sans pique, sans banderille, sans descabello, sans puntilla et sans estocade... Il nous reste un tercio de cape, un tercio de muleta, ce qui fait deux tercios en tout... et un "taureau" de deux ou trois ans maximum, pour un spectacle qui va laisser pas mal de monde sur sa faim.

Ce 950ème édito porte un titre : " Évolution ou disparition ? " qui n'est pas sans rappeler un thème qui traîne dans les soirées taurines du vendredi soir : " Quelle corrida demain ? "  

Redonner du rythme et de l'émotion à la corrida à pied tout en conservant le rite... Oui bien sûr c'est possible, mais ce serait éminemment long et conflictuel.  

Cependant... imaginez les "picadors" attendant en piste l'arrivée du taureau sortant du "chiquero"... les "peons" sur le qui-vive et le "maestro" qui mène la "lidia"... intéressant non ? Cela se faisait jadis, chaque dimanche à cinq heures, l'été, avec des taureaux moins nobles et des chevaux débiles et sans protection. 
Mais qui osera essayer ? 

El Ubano